| CHAPITRE XV
Les colons, avertis par l’ingénieur, avaient suspendu leurs travaux et considéraient en silence la cime du mont Franklin. Le volcan s’était donc réveillé, et les vapeurs avaient percé la couche minérale entassée au fond du cratère. Mais les feux souterrains provoqueraient-ils quelque éruption violente ? C’était là une éventualité qu’on ne pouvait prévenir. Cependant, même en admettant l’hypothèse d’une éruption, il était probable que l’île Lincoln n’en souffrirait pas dans son ensemble. Les épanchements de matières volcaniques ne sont pas toujours désastreux. Déjà l’île avait été soumise à cette épreuve, ainsi qu’en témoignaient les coulées de lave qui zébraient les pentes septentrionales de la montagne. En outre, la forme du cratère, l’égueulement creusé à son bord supérieur devaient projeter les matières vomies à l’opposé des portions fertiles de l’île. Toutefois, le passé n’engageait pas nécessairement l’avenir. Souvent, à la cime des volcans, d’anciens cratères se ferment et de nouveaux s’ouvrent. Le fait s’est produit dans les deux mondes, à l’Etna, au Popocatepelt, à l’Orizaba, et, la veille d’une éruption, on peut tout craindre. Il suffisait, en somme, d’un tremblement de terre, – phénomène qui accompagne quelquefois les épanchements volcaniques, – pour que la disposition intérieure de la montagne fût modifiée et que de nouvelles voies se frayassent aux laves incandescentes. Cyrus Smith expliqua ces choses à ses compagnons, et, sans exagérer la situation, il leur en fit connaître le pour et le contre. Après tout, on n’y pouvait rien. Granite-House, à moins d’un tremblement de terre qui ébranlerait le sol, ne semblait pas devoir être menacée. Mais le corral aurait tout à craindre, si quelque nouveau cratère s’ouvrait dans les parois sud du mont Franklin. Depuis ce jour, les vapeurs ne cessèrent d’empanacher la cime de la montagne, et l’on put même reconnaître qu’elles gagnaient en hauteur et en épaisseur, sans qu’aucune flamme se mêlât à leurs épaisses volutes. Le phénomène se concentrait encore dans la partie inférieure de la cheminée centrale. Cependant, avec les beaux jours, les travaux avaient été repris. On pressait le plus possible la construction du navire, et, au moyen de la chute de la grève, Cyrus Smith parvint à établir une scierie hydraulique qui débita plus rapidement les troncs d’arbres en planches et en madriers. Le mécanisme de cet appareil fut aussi simple que ceux qui fonctionnent dans les rustiques scieries de la Norvège. Un premier mouvement horizontal à imprimer à la pièce de bois, un second mouvement vertical à donner à la scie, c’était là tout ce qu’il s’agissait d’obtenir, et l’ingénieur y réussit au moyen d’une roue, de deux cylindres et de poulies, convenablement disposés. Vers la fin du mois de septembre, la carcasse du navire, qui devait être gréé en goélette, se dressait sur le chantier de construction. La membrure était presque entièrement terminée, et tous ces couples ayant été maintenus par un cintre provisoire, on pouvait déjà apprécier les formes de l’embarcation. Cette goélette, fine de l’avant, très dégagée dans ses façons d’arrière, serait évidemment propre à une assez longue traversée, le cas échéant ; mais la pose du bordage, du vaigrage intérieur et du pont devait exiger encore un laps considérable de temps. Fort heureusement, les ferrures de l’ancien brick avaient pu être sauvées après l’explosion sous-marine. Des bordages et des courbes mutilés, Pencroff et Ayrton avaient arraché les chevilles et une grande quantité de clous de cuivre. C’était autant d’économisé pour les forgerons, mais les charpentiers eurent beaucoup à faire. Les travaux de construction durent être interrompus pendant une semaine pour ceux de la moisson, de la fenaison et la rentrée des diverses récoltes qui abondaient au plateau de Grande-vue. Cette besogne terminée, tous les instants furent désormais consacrés à l’achèvement de la goélette. Lorsque la nuit arrivait, les travailleurs étaient véritablement exténués. Afin de ne point perdre de temps, ils avaient modifié les heures de repas : ils dînaient à midi et ne soupaient que lorsque la lumière du jour venait à leur manquer. Ils remontaient alors à Granite-House, et ils se hâtaient de se coucher. Quelquefois, cependant, la conversation, lorsqu’elle portait sur quelque sujet intéressant, retardait quelque peu l’heure du sommeil. Les colons se laissaient aller à parler de l’avenir, et ils causaient volontiers des changements qu’apporterait à leur situation un voyage de la goélette aux terres les plus rapprochées. Mais au milieu de ces projets dominait toujours la pensée d’un retour ultérieur à l’île Lincoln. Jamais ils n’abandonneraient cette colonie, fondée avec tant de peines et de succès, et à laquelle les communications avec l’Amérique donneraient un développement nouveau. Pencroff et Nab surtout espéraient bien y finir leurs jours. « Harbert, disait le marin, vous n’abandonnerez jamais l’île Lincoln ? – Jamais, Pencroff, et surtout si tu prends le parti d’y rester ! – Il est tout pris, mon garçon, répondait Pencroff, je vous attendrai ! Vous me ramènerez votre femme et vos enfants, et je ferai de vos petits de fameux lurons ! – C’est entendu, répliquait Harbert, riant et rougissant à la fois. – Et vous, Monsieur Cyrus, reprenait Pencroff enthousiasmé, vous serez toujours le gouverneur de l’île ! Ah ça ! Combien pourra-t-elle nourrir d’habitants ? Dix mille, au moins ! » On causait de la sorte, on laissait aller Pencroff, et, de propos en propos, le reporter finissait par fonder un journal, le new-Lincoln Herald ! ainsi est-il du cœur de l’homme. Le besoin de faire œuvre qui dure, qui lui survive, est le signe de sa supériorité sur tout ce qui vit ici-bas. C’est ce qui a fondé sa domination, et c’est ce qui la justifie dans le monde entier. Après cela, qui sait si Jup et Top n’avaient pas, eux aussi, leur petit rêve d’avenir ? Ayrton, silencieux, se disait qu’il voudrait revoir lord Glenarvan et se montrer à tous, réhabilité. Un soir, le 15 octobre, la conversation, lancée à travers ces hypothèses, s’était prolongée plus que de coutume. Il était neuf heures du soir. Déjà de longs bâillements, mal dissimulés, sonnaient l’heure du repos, et Pencroff venait de se diriger vers son lit, quand le timbre électrique, placé dans la salle, résonna soudain. Tous étaient là, Cyrus Smith, Gédéon Spilett, Harbert, Ayrton, Pencroff, Nab. Il n’y avait donc aucun des colons au corral. Cyrus Smith s’était levé. Ses compagnons se regardaient, croyant avoir mal entendu. « Qu’est-ce que cela veut dire ? s’écria Nab. Est-ce le diable qui sonne ? » Personne ne répondit. « Le temps est orageux, fit observer Harbert. L’influence de l’électricité ne peut-elle pas… » Harbert n’acheva pas sa phrase. L’ingénieur, vers lequel tous les regards étaient tournés, secouait la tête négativement. « Attendons, dit alors Gédéon Spilett. Si c’est un signal, quel que soit celui qui le fasse, il le renouvellera. – Mais qui voulez-vous que ce soit ? s’écria Nab. – Mais, répondit Pencroff, celui qui… » La phrase du marin fut coupée par un nouveau frémissement du trembleur sur le timbre. Cyrus Smith se dirigea vers l’appareil et, lançant le courant à travers le fil, il envoya cette demande au corral : « Que voulez-vous ? » quelques instants plus tard, l’aiguille, se mouvant sur le cadran alphabétique, donnait cette réponse aux hôtes de Granite-House : « Venez au corral en toute hâte. » « Enfin ! » s’écria Cyrus Smith. Oui ! Enfin ! Le mystère allait se dévoiler ! devant cet immense intérêt qui allait les pousser au corral, toute fatigue des colons avait disparu, tout besoin de repos avait cessé. Sans avoir prononcé une parole, en quelques instants, ils avaient quitté Granite-House et se trouvaient sur la grève. Seuls, Jup et Top étaient restés. On pouvait se passer d’eux. La nuit était noire. La lune, nouvelle ce jour-là même, avait disparu en même temps que le soleil. Ainsi que l’avait fait observer Harbert, de gros nuages orageux formaient une voûte basse et lourde, qui empêchait tout rayonnement d’étoiles. Quelques éclairs de chaleur, reflets d’un orage lointain, illuminaient l’horizon. Il était possible que, quelques heures plus tard, la foudre tonnât sur l’île même. C’était une nuit menaçante. Mais l’obscurité, si profonde qu’elle fût, ne pouvait arrêter des gens habitués à cette route du corral. Ils remontèrent la rive gauche de la Mercy, atteignirent le plateau, passèrent le pont du creek glycérine et s’avancèrent à travers la forêt. Ils marchaient d’un bon pas, en proie à une émotion très vive. Pour eux, cela ne faisait pas doute, ils allaient apprendre enfin le mot tant cherché de l’énigme, le nom de cet être mystérieux, si profondément entré dans leur vie, si généreux dans son influence, si puissant dans son action ! Ne fallait-il pas, en effet, que cet inconnu eût été mêlé à leur existence, qu’il en connût les moindres détails, qu’il entendît tout ce qui se disait à Granite-House, pour avoir pu toujours agir à point nommé ? Chacun, abîmé dans ses réflexions, pressait le pas. Sous cette voûte d’arbres, l’obscurité était telle que la lisière de la route ne se voyait même pas. Aucun bruit, d’ailleurs, dans la forêt. Quadrupèdes et oiseaux, influencés par la lourdeur de l’atmosphère, étaient immobiles et silencieux. Nul souffle n’agitait les feuilles. Seul, le pas des colons résonnait, dans l’ombre, sur le sol durci. Le silence, pendant le premier quart d’heure de marche, ne fut interrompu que par cette observation de Pencroff : « Nous aurions dû prendre un fanal. » Et par cette réponse de l’ingénieur : « Nous en trouverons un au corral. » Cyrus Smith et ses compagnons avaient quitté Granite-House à neuf heures douze minutes. À neuf heures quarante-sept, ils avaient franchi une distance de trois milles sur les cinq qui séparaient l’embouchure de la Mercy du corral. En ce moment, de grands éclairs blanchâtres s’épanouissaient au-dessus de l’île et dessinaient en noir les découpures du feuillage. Ces éclats intenses éblouissaient et aveuglaient. L’orage, évidemment, ne pouvait tarder à se déchaîner. Les éclairs devinrent peu à peu plus rapides et plus lumineux. Des grondements lointains roulaient dans les profondeurs du ciel. L’atmosphère était étouffante. Les colons allaient, comme s’ils eussent été poussés en avant par quelque irrésistible force. À neuf heures un quart, un vif éclair leur montrait l’enceinte palissadée, et ils n’avaient pas franchi la porte, que le tonnerre éclatait avec une formidable violence. En un instant, le corral était traversé, et Cyrus Smith se trouvait devant l’habitation. Il était possible que la maison fût occupée par l’inconnu, puisque c’était de la maison même que le télégramme avait dû partir. Toutefois, aucune lumière n’en éclairait la fenêtre. L’ingénieur frappa à la porte. Pas de réponse. Cyrus Smith ouvrit la porte, et les colons entrèrent dans la chambre, qui était profondément obscure. Un coup de briquet fut donné par Nab, et, un instant après, le fanal était allumé et promené à tous les coins de la chambre… Il n’y avait personne. Les choses étaient dans l’état où on les avait laissées. « Avons-nous été dupes d’une illusion ? » murmura Cyrus Smith. Non ! Ce n’était pas possible ! Le télégramme avait bien dit : « Venez au corral en toute hâte. » On s’approcha de la table qui était spécialement affectée au service du fil. Tout y était en place, la pile et la boîte qui la contenait, ainsi que l’appareil récepteur et transmetteur. « Qui est venu pour la dernière fois ici ? demanda l’ingénieur. – Moi, Monsieur Smith, répondit Ayrton. – Et c’était ?… – Il y a quatre jours. – Ah ! Une notice ! » s’écria Harbert, qui montra un papier déposé sur la table. Sur ce papier étaient écrits ces mots, en anglais : « Suivez le nouveau fil. » « En route ! » s’écria Cyrus Smith, qui comprit que la dépêche n’était pas partie du corral, mais bien de la retraite mystérieuse qu’un fil supplémentaire, raccordé à l’ancien, réunissait directement à Granite-House. Nab prit le fanal allumé, et tous quittèrent le corral. L’orage se déchaînait alors avec une extrême violence. L’intervalle qui séparait chaque éclair de chaque coup de tonnerre diminuait sensiblement. Le météore allait bientôt dominer le mont Franklin et l’île entière. À l’éclat des lueurs intermittentes, on pouvait voir le sommet du volcan empanaché de vapeurs. Il n’y avait, dans toute la portion du corral qui séparait la maison de l’enceinte palissadée, aucune communication télégraphique. Mais, après avoir franchi la porte, l’ingénieur, courant droit au premier poteau, vit à la lueur d’un éclair qu’un nouveau fil retombait de l’isoloir jusqu’à terre. « Le voilà ! » dit-il. Ce fil traînait sur le sol, mais sur toute sa longueur il était entouré d’une substance isolante, comme l’est un câble sous-marin, ce qui assurait la libre transmission des courants. Par sa direction, il semblait s’engager à travers les bois et les contreforts méridionaux de la montagne, et, conséquemment, il courait vers l’ouest. « Suivons-le ! » dit Cyrus Smith. Et tantôt à la lueur du fanal, tantôt au milieu des fulgurations de la foudre, les colons se lancèrent sur la voie tracée par le fil. Les roulements du tonnerre étaient continus alors, et leur violence telle, qu’aucune parole n’eût pu être entendue. D’ailleurs, il ne s’agissait pas de parler, mais d’aller en avant. Cyrus Smith et les siens gravirent d’abord le contrefort dressé entre la vallée du corral et celle de la rivière de la chute, qu’ils traversèrent dans sa partie la plus étroite. Le fil, tantôt tendu sur les basses branches des arbres, tantôt se déroulant à terre, les guidait sûrement. L’ingénieur avait supposé que ce fil s’arrêterait peut-être au fond de la vallée, et que là serait la retraite inconnue. Il n’en fut rien. Il fallut remonter le contrefort du sud-ouest et redescendre sur ce plateau aride que terminait cette muraille de basaltes si étrangement amoncelés. De temps en temps, l’un ou l’autre des colons se baissait, tâtait le fil de la main et rectifiait la direction au besoin. Mais il n’était plus douteux que ce fil courût directement à la mer. Là, sans doute, dans quelque profondeur des roches ignées, se creusait la demeure si vainement cherchée jusqu’alors. Le ciel était en feu. Un éclair n’attendait pas l’autre. Plusieurs frappaient la cime du volcan et se précipitaient dans le cratère au milieu de l’épaisse fumée. On eût pu croire, par instants, que le mont projetait des flammes. À dix heures moins quelques minutes, les colons étaient arrivés sur la haute lisière qui dominait l’océan à l’ouest. Le vent s’était levé. Le ressac mugissait à cinq cents pieds plus bas. Cyrus Smith calcula que ses compagnons et lui avaient franchi la distance d’un mille et demi depuis le corral. À ce point, le fil s’engageait au milieu des roches, en suivant la pente assez raide d’un ravin étroit et capricieusement tracé. Les colons s’y engagèrent, au risque de provoquer quelque éboulement de rocs mal équilibrés et d’être précipités dans la mer. La descente était extrêmement périlleuse, mais ils ne comptaient pas avec le danger, ils n’étaient plus maîtres d’eux-mêmes, et une irrésistible attraction les attirait vers ce point mystérieux, comme l’aimant attire le fer. Aussi descendirent-ils presque inconsciemment ce ravin, qui, même en pleine lumière, eût été pour ainsi dire impraticable. Les pierres roulaient et resplendissaient comme des bolides enflammés, quand elles traversaient les zones de lumière. Cyrus Smith était en tête. Ayrton fermait la marche. Ici, ils allaient pas à pas ; là, ils glissaient sur la roche polie ; puis ils se relevaient et continuaient leur route. Enfin, le fil, faisant un angle brusque, toucha les roches du littoral, véritable semis d’écueils que les grandes marées devaient battre. Les colons avaient atteint la limite inférieure de la muraille basaltique. Là se développait un étroit épaulement qui courait horizontalement et parallèlement à la mer. Le fil le suivait, et les colons s’y engagèrent. Ils n’avaient pas fait cent pas, que l’épaulement, s’inclinant par une pente modérée, arrivait ainsi au niveau même des lames. L’ingénieur saisit le fil, et il vit qu’il s’enfonçait dans la mer. Ses compagnons, arrêtés près de lui, étaient stupéfaits. Un cri de désappointement, presque un cri de désespoir, leur échappa ! Faudrait-il donc se précipiter sous ces eaux et y chercher quelque caverne sous-marine ? Dans l’état de surexcitation morale et physique où ils se trouvaient, ils n’eussent pas hésité à le faire. Une réflexion de l’ingénieur les arrêta. Cyrus Smith conduisit ses compagnons sous une anfractuosité des roches, et là : « Attendons, dit-il. La mer est haute. À mer basse, le chemin sera ouvert. – Mais qui peut vous faire croire… ? demanda Pencroff. – Il ne nous aurait pas appelés, si les moyens devaient manquer pour arriver jusqu’à lui ! » Cyrus Smith avait parlé avec un tel accent de conviction, qu’aucune objection ne fut soulevée. Son observation, d’ailleurs, était logique. Il fallait admettre qu’une ouverture, praticable à mer basse, que le flot obstruait en ce moment, s’ouvrait au pied de la muraille. C’étaient quelques heures à attendre. Les colons restèrent donc silencieusement blottis sous une sorte de portique profond, creusé dans la roche. La pluie commençait alors à tomber, et ce fut bientôt en torrents que se condensèrent les nuages déchirés par la foudre. Les échos répercutaient le fracas du tonnerre et lui donnaient une sonorité grandiose. L’émotion des colons était extrême. Mille pensées étranges, surnaturelles traversaient leur cerveau, et ils évoquaient quelque grande et surhumaine apparition qui, seule, eût pu répondre à l’idée qu’ils se faisaient du génie mystérieux de l’île. À minuit, Cyrus Smith, emportant le fanal, descendit jusqu’au niveau de la grève afin d’observer la disposition des roches. Il y avait déjà deux heures de mer baissée. L’ingénieur ne s’était pas trompé. La voussure d’une vaste excavation commençait à se dessiner au-dessus des eaux. Là, le fil, se coudant à angle droit, pénétrait dans cette gueule béante. Cyrus Smith revint près de ses compagnons et leur dit simplement : « Dans une heure, l’ouverture sera praticable. – Elle existe donc ? demanda Pencroff. – En avez-vous douté ? répondit Cyrus Smith. – Mais cette caverne sera remplie d’eau jusqu’à une certaine hauteur, fit observer Harbert. – Ou cette caverne assèche complètement, répondit Cyrus Smith, et dans ce cas nous la parcourrons à pied, ou elle n’assèche pas, et un moyen quelconque de transport sera mis à notre disposition. » Une heure s’écoula. Tous descendirent sous la pluie au niveau de la mer. En trois heures, la marée avait baissé de quinze pieds. Le sommet de l’arc tracé par la voussure dominait son niveau de huit pieds au moins. C’était comme l’arche d’un pont, sous laquelle passaient les eaux, mêlées d’écume. En se penchant, l’ingénieur vit un objet noir qui flottait à la surface de la mer. Il l’attira à lui. C’était un canot, amarré par une corde à quelque saillie intérieure de la paroi. Ce canot était fait en tôle boulonnée. Deux avirons étaient au fond, sous les bancs. « Embarquons », dit Cyrus Smith. Un instant après, les colons étaient dans le canot. Nab et Ayrton s’étaient mis aux avirons, Pencroff au gouvernail. Cyrus Smith à l’avant, le fanal posé sur l’étrave, éclairait la marche. La voûte, très surbaissée, sous laquelle le canot passa d’abord, se relevait brusquement ; mais l’obscurité était trop profonde, et la lumière du fanal trop insuffisante, pour que l’on pût reconnaître l’étendue de cette caverne, sa largeur, sa hauteur, sa profondeur. Au milieu de cette substruction basaltique régnait un silence imposant. Nul bruit du dehors n’y pénétrait, et les éclats de la foudre ne pouvaient percer ses épaisses parois. Il existe en quelques parties du globe de ces cavernes immenses, sortes de cryptes naturelles qui datent de son époque géologique. Les unes sont envahies par les eaux de la mer ; d’autres contiennent des lacs entiers dans leurs flancs. Telle la grotte de Fingal, dans l’île de Staffa, l’une des Hébrides, telles les grottes de Morgat, sur la baie de Douarnenez, en Bretagne, les grottes de Bonifacio, en Corse, celles du Lyse-fjord, en Norvège, telle l’immense caverne du mammouth, dans le Kentucky, haute de cinq cents pieds et longue de plus de vingt milles ! En plusieurs points du globe, la nature a creusé ces cryptes et les a conservées à l’admiration de l’homme. Quant à cette caverne que les colons exploraient alors, s’étendait-elle donc jusqu’au centre de l’île ? Depuis un quart d’heure, le canot s’avançait en faisant des détours que l’ingénieur indiquait à Pencroff d’une voix brève, quand, à un certain moment : « Plus à droite ! » commanda-t-il. L’embarcation, modifiant sa direction, vint aussitôt ranger la paroi de droite. L’ingénieur voulait, avec raison, reconnaître si le fil courait toujours le long de cette paroi. Le fil était là, accroché aux saillies du roc. « En avant ! » dit Cyrus Smith. Et les deux avirons, plongeant dans les eaux noires, enlevèrent l’embarcation. Le canot marcha pendant un quart d’heure encore, et, depuis l’ouverture de la caverne, il devait avoir franchi une distance d’un demi-mille, lorsque la voix de Cyrus Smith se fit entendre de nouveau. « Arrêtez ! » dit-il. Le canot s’arrêta, et les colons aperçurent une vive lumière qui illuminait l’énorme crypte, si profondément creusée dans les entrailles de l’île. Il fut alors possible d’examiner cette caverne, dont rien n’avait pu faire soupçonner l’existence. À une hauteur de cent pieds s’arrondissait une voûte, supportée sur des fûts de basalte qui semblaient avoir tous été fondus dans le même moule. Des retombées irrégulières, des nervures capricieuses s’appuyaient sur ces colonnes que la nature avait dressées par milliers aux premières époques de la formation du globe. Les tronçons basaltiques, emboîtés l’un dans l’autre, mesuraient quarante à cinquante pieds de hauteur, et l’eau, paisible malgré les agitations du dehors, venait en baigner la base. L’éclat du foyer de lumière, signalé par l’ingénieur, saisissant chaque arête prismatique et les piquant de pointes de feux, pénétrait pour ainsi dire les parois comme si elles eussent été diaphanes et changeait en autant de cabochons étincelants les moindres saillies de cette substruction. Par suite d’un phénomène de réflexion, l’eau reproduisait ces divers éclats à sa surface, de telle sorte que le canot semblait flotter entre deux zones scintillantes. Il n’y avait pas à se tromper sur la nature de l’irradiation projetée par le centre lumineux dont les rayons, nets et rectilignes, se brisaient à tous les angles, à toutes les nervures de la crypte. Cette lumière provenait d’une source électrique, et sa couleur blanche en trahissait l’origine. C’était là le soleil de cette caverne, et il l’emplissait tout entière. Sur un signe de Cyrus Smith, les avirons retombèrent en faisant jaillir une véritable pluie d’escarboucles, et le canot se dirigea vers le foyer lumineux, dont il ne fut bientôt plus qu’à une demi-encablure. En cet endroit, la largeur de la nappe d’eau mesurait environ trois cent cinquante pieds, et l’on pouvait apercevoir, au delà du centre éblouissant, un énorme mur basaltique qui fermait toute issue de ce côté. La caverne s’était donc considérablement élargie, et la mer y formait un petit lac. Mais la voûte, les parois latérales, la muraille du chevet, tous ces prismes, tous ces cylindres, tous ces cônes étaient baignés dans le fluide électrique, à ce point que cet éclat leur paraissait propre, et l’on eût pu dire de ces pierres, taillées à facettes comme des diamants de grand prix, qu’elles suaient la lumière ! Au centre du lac, un long objet fusiforme flottait à la surface des eaux, silencieux, immobile. L’éclat qui en sortait s’échappait de ses flancs, comme de deux gueules de four qui eussent été chauffées au blanc soudant. Cet appareil, semblable au corps d’un énorme cétacé, était long de deux cent cinquante pieds environ et s’élevait de dix à douze pieds au-dessus du niveau de la mer. Le canot s’en approcha lentement. À l’avant, Cyrus Smith s’était levé. Il regardait, en proie à une violente agitation. Puis, tout à coup, saisissant le bras du reporter : « Mais c’est lui ! Ce ne peut être que lui ! s’écria-t-il, lui !… » Puis, il retomba sur son banc, en murmurant un nom que Gédéon Spilett fut seul à entendre. Sans doute, le reporter connaissait ce nom, car cela fit sur lui un prodigieux effet, et il répondit d’une voix sourde : « Lui ! Un homme hors la loi ! – Lui ! » dit Cyrus Smith. Sur l’ordre de l’ingénieur, le canot s’approcha de ce singulier appareil flottant. Le canot accosta la hanche gauche, de laquelle s’échappait un faisceau de lumière à travers une épaisse vitre. Cyrus Smith et ses compagnons montèrent sur la plate-forme. Un capot béant était là. Tous s’élancèrent par l’ouverture. Au bas de l’échelle se dessinait une coursive intérieure, éclairée électriquement. À l’extrémité de cette coursive s’ouvrait une porte que Cyrus Smith poussa. Une salle richement ornée, que traversèrent rapidement les colons, confinait à une bibliothèque, dans laquelle un plafond lumineux versait un torrent de lumière. Au fond de la bibliothèque, une large porte, fermée également, fut ouverte par l’ingénieur. Un vaste salon, sorte de musée où étaient entassées, avec tous les trésors de la nature minérale, des œuvres de l’art, des merveilles de l’industrie, apparut aux yeux des colons, qui durent se croire féeriquement transportés dans le monde des rêves. Étendu sur un riche divan, ils virent un homme qui ne sembla pas s’apercevoir de leur présence. Alors Cyrus Smith éleva la voix, et, à l’extrême surprise de ses compagnons, il prononça ces paroles : « Capitaine Nemo, vous nous avez demandés ? Nous voici. »
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